Saturday 17 May 2008

Le Mathématicien et l'histoire des mathématiques

Dans ce billet, je propose la structure d'un traitement du sujet "Le Mathématicien et l'histoire des mathématiques".
La méthodologie n'est pas respectée à la lettre. En effet, cette dissertation a plus d'exemples que l'usage ne le veut et les exemples sont amplement développés. Le lecteur trouvera ici des éléments d'histoire des mathématiques.







Introduction :

Les mathématiques sont un ensemble de disciplines qui se concentre sur des objets spécifiques (nombre, figure, structure) et qui a un ensemble de méthode qui leur sont propres (démonstration par récurrence, par l’absurde, déduction…). À la différence des autres sciences, les objets des mathématiques sont a priori. Les autres sciences, comme la physique ou la biologie, présupposent toujours l’existence d’un objet, même si cette existence est implicite et non démontrée. Elles s’efforcent de rendre compte par des lois des phénomènes réels. En revanche, les mathématiques ne sont pas une physique du nombre ou de la figure. Ces objets sont a priori, c’est-à-dire qu’ils sont indépendants de tout contenu sensible et sans position d’existence. Par conséquent, le mathématicien n’exerce son activité sans se poser la question du fondement réel ou de l’adéquation de ses objets avec la réalité.
Toutefois, l’histoire des mathématiques dément l’uniformité de la méthode et des objets des mathématiques. Autrement dit, le mathématicien n’a pas toujours utilisé la même méthode et n’a pas toujours calculé sur les mêmes types d’objets. Des objets sont apparus (la probabilité au 17ème siècle, les géométries non planes au 19ème siècle), des méthodes ont été discutées (la crise des fondements et de l’axiomatisation au début du 20ème siècle). Par conséquent, les mathématiques sont à la fois anhistoriques et soumises aux déterminations historiques. Le mathématicien n’est pas celui qui a accès à un monde intemporel, uniforme et homogène. Le mathématicien est soumis à une histoire et il peut avoir divers rapport avec l’histoire de sa propre discipline. Quels sont les rapports du mathématicien à l’histoire de sa discipline ? L’histoire des mathématiques peut-elle apporter quelque chose au mathématicien ?
L’enjeu est de savoir si l’histoire des mathématiques peut être un moyen, pour le mathématicien, de mieux connaître les forces et les faiblesses de sa discipline, afin d’obtenir des résultats consistants. Pour répondre à cette question, on se demandera si le mathématicien peut se rapporter de manière totalement anhistorique au passé de sa discipline, en n’y voyant que des systèmes formels plus ou moins bien réalisés. Toutefois, ce que l’histoire des mathématiques lui montre, ce n’est pas seulement l’absence d’achèvement de la raison dans des œuvres mathématiques du passé, mais les ruptures, les genèses manquées, repoussées, qui peuvent le conduire à douter de la validité de sa discipline. Enfin, puisque le mathématicien n’est pas intéressé par la narration de la genèse des propositions mathématiques, mais par les manières de résoudre des problèmes, il aura tendance à avoir un rapport sélectif ou éliminatif au recueil des faits mathématiques.



A) Le mathématicien peut-il se rapporter de manière anhistorique à l’histoire des mathématiques ?

a) Un mathématicien a-t-il besoin des déterminations historiques d’une œuvre d’un collègue pour s’en servir ?

-Il semblerait qu’un mathématicien puisse produire des résultats pertinents à partir de données empruntées à un autre mathématicien sans tenir compte des déterminations, des conditions historiques de la production mathématique.
-Exemple : le lyonnais Girard Desargues (1591-1661) publie en 1639 son Brouillon project d’une atteinte aux événements des rencontres du cône avec un plan en 50 exemplaires. Il n’est pas un mathématicien professionnel et ne s’intéresse principalement qu’aux applications des mathématiques. Il entend faire profiter les peintres, les architectes, les ingénieurs et les tailleurs de pierre de ses découvertes dans les coniques. Pascal, en revanche, ne s’intéresse pas aux applications de la géométrie projective ou en perspective. Toutefois, il va rapidement assimiler les méthodes et les résultats de Desargues pour rédiger son petit traité sur les coniques (perdu, mais mentionné par Leibniz dans une lettre au neveu de Pascal) et son Essai sur les coniques (retrouvé en 1779) écrit en 1640. Il s’en sert pour établir la démonstration de l’hexagramme mystique.
-Par conséquent, sans culture historique, sans tenir compte des conditions de la production, Pascal s’empare des travaux d’un prédécesseur pour résoudre les problèmes mathématiques qu’il se pose.


b) Si un mathématicien peut s’emparer des méthodes et des résultats d’un autre, cela implique-t-il que le pillage est le mode principal du rapport entre les mathématiciens et leur histoire ?

-Au contraire, le mathématicien ne s’intéresse qu’aux travaux des grands mathématiciens dans l’histoire qu’il tente de continuer. Le mathématicien entreprend un dialogue avec ses prédécesseurs.
-Kant, Critique de la faculté de Juger, §32 : « Que l’on vante à bon droit les œuvres des Anciens comme des modèles et qu’on désigne leurs auteurs comme s’ils constituaient parmi les écrivains une certaine noblesse qui, par l’exemple qu’elle donne, fournit au peuple des lois, cela semble faire référence à des sources a posteriori du goût et réfuter l’autonomie de celui-ci en chaque sujet. Seulement, on pourrait tout aussi bien dire que les anciens mathématiciens, tenus jusqu'à aujourd’hui pour des modèles quasi indispensables de la radicalité et de l’élégance souveraine de la méthode synthétique, prouvent que, de notre côté, la raison est là aussi imitatrice et témoignent de son impuissance à produire d’elle-même des démonstrations rigoureuses procédant avec la plus haute intuition par construction de concepts. Il n’existe absolument aucun usage de nos forces, si libre qu’il puisse être, ni même de la raison (laquelle doit puiser a priori tous ses jugements à la source commune), qui ne s’engagerait dans des tentatives manquées si chaque sujet devait toujours partir intégralement des dispositions brutes, et si d’autres ne l’avaient précédé à travers leurs propres recherches ; non pas pour faire que leurs successeurs deviennent de simples imitateurs, mais pour en mettre d’autres sur la voie de leur démarche, afin qu’ils cherchent en eux-mêmes les principes, et suivent ainsi leur chemin propre, souvent meilleur. »
-Quand un mathématicien étudie les travaux d’un autre, il ne vient pas nécessairement s’emparer, piller des résultats et des méthodes. Selon Kant, il vient y chercher le moyen de « suivre son chemin » en imitant l’esprit, la raison à l’œuvre dans l’histoire.


c) Si le mathématicien ne voit que la raison à l’œuvre dans le passé des mathématiques, cela implique-t-il que le mathématicien ne s’intéresse pas aux problèmes mathématiques du passé ?

-Les problèmes mathématiques ne sont pas envisagés d’un point de vue historique, mais d’un point de vue anhistorique. Les mathématiciens s’intéressent donc aux problèmes du passé sans chercher à accroître leur érudition ou établir fidèlement l’ensemble du corpus mathématique. Les mathématiciens reprennent les problèmes du passé, les formalisent autrement, tentent d’en apporter de nouvelles démonstrations.
-Exemple : le 5ème postulat d’Euclide (Les Éléments, Livre I) : par un point pris hors d'une droite il passe une et une seule parallèle à cette droite. C’est l’un des axiomes géométriques qui permettent de construire la géométrie plane. De l’Antiquité au 19ème siècle, ce postulat est continûment pris dans une tentative de clarification. Deux tentatives principales concurrentes sont présentes : a) celle qui tente de se débarrasser de ce postulat et de le remplacer par un autre, plus intuitif ; b) celle qui tente de le déduire des 4 autres postulats.
La naissance des géométries non-euclidiennes est liée à la tentative de démontrer la vérité du 5ème postulat par la méthode par l’absurde (Lobatchevski, 1792-1856) : en faisant l’hypothèse que par un point pris hors d’une droite, il ne passait pas de droite parallèle, les mathématiciens voulaient démontrer qu’on aboutissait à des résultats contradictoires. Or leurs résultats étaient consistants. C’est la naissance d’un type de géométrie non euclidienne : la géométrie de Lobatchevski (Gauss, Bolyai, Lobatchevski) : par un point pris hors d'une droite il passe une infinité de parallèles à cette droite. La démonstration a permis de passer d’un postulat à un autre postulat.
-Le mathématicien ne tire pas un grand trait sur ce qui l’a précédé. Cependant il ne tient pas compte du laps de temps qui le sépare de la formulation première du problème, de la différence des méthodes. Il s’appuie sur la continuité de la méthode rationnelle pour traiter des problèmes formulés dans le passé et néglige les aspects contingents de la formulation première.



Transition :
le mathématicien peut se rapporter de manière totalement anhistorique à l’histoire des mathématiques. Il peut employer des méthodes prises dans un cadre précis à d’autres fins. Il peut négliger le temps qui le sépare d’une formulation d’un problème. Car il s’appuie sur la puissance universelle de la raison. Mais l’histoire des mathématiques n’est pas l’histoire de la raison des mathématiciens. Elle ne vise pas à exclure les déterminations, les contingences, les événements, les ruptures. Elle ne s’appuie pas sur l’uniformité de la raison, mais sur l’étude des conditions de production des faits. Est-ce que le fait de se pencher sur la genèse des faits introduit chez le mathématicien une modification dans son rapport à sa discipline ?



B) Comment le mathématicien se rapporte-t-il à l’histoire des mathématiques telle qu’elle est vue par les historiens ?


a) Y a-t-il toujours correspondance, identité entre les faits de l’histoire mathématique et la raison mathématique ?

-Il n’y a pas toujours une adéquation stricte entre les faits mathématiques établis par l’histoire et la raison mathématique. L’histoire des faits mathématiques se trouve face à un ensemble de travaux dont un grand nombre sont inachevés, esquissés dans des correspondances, suggérés dans des brouillons.
-Exemple : en 1621, Bachet de Meziriac publie le texte grec de Diophante accompagné par une traduction latine des Arithmétiques. Fermat travaille sur cette édition. C’est dans les marges de cette édition qu’on trouve le fameux : « J’ai une démonstration véritablement merveilleuse de cette proposition, que cette marge est trop étroite pour contenir, hanc marginis exiguitas non caperet » (page 85 de l’édition de Diophante). La proposition concernait ce qu’on appelle le « grand théorème de Fermat » :
« Pour n entier plus grand que 2, l’égalité xn + yn = zn est impossible dans l’ensemble des entiers naturels (Z) et dans l’ensemble des nombres rationnels (Q) » (voir Fermat, Varia Opera Mathematica, Toulouse, 1679).
Soit n=1, x=1, y=2, alors 11 + 21= 31. L’égalité est valide. Pour n=1, il existe une infinité de solutions.
Soit n=2, x=3, y=4, alors 32 + 42= 52. L’égalité est valide. Au-delà de 2, l’égalité n’est plus possible.
L’histoire permet d’établir que, jusqu’à ce jour, cette proposition n’est rien de plus qu’une hypothèse, car nous ne possédons aucune trace d’une démonstration de Fermat. Mais l’histoire permet aussi d’établir que le mathématicien de Cambridge Andrew Wiles, avec l’aide de Richard Taylor, en 1994, a établi la démonstration de la conjecture de Fermat (Andrew Wiles, « Modular elliptic curve and Fermat’s last theorem », in Annals of Mathematic, 141 (3), 1995, pp 443-551).
-L’histoire permet donc d’établir deux grands moments dans la démonstration du « grand théorème de Fermat », mais elle peut établir aussi la démonstration de l’impossibilité dans le cas où n=3 (Eisenstein), où n=4 (Euler), où n=5 (Dirichlet). Le mathématicien qui a besoin, pour ses nombres, du denier théorème de Fermat se plongera-t-il dans l’ensemble de ses travaux ? Certainement pas, à moins que son travail ne l’exige. S’il le faisait, il se rendrait compte qu’il peut y avoir un décalage entre la formalisation mathématique (théorème Fermat-Wiles) et l’histoire des mathématiques (ensemble des tentatives de démonstration).


b) Est-il possible que la raison mathématique, si homogène selon Kant, puisse introduire des ruptures ?

-Le mathématicien peut faire l’expérience des « antinomies » de la raison mathématique.
-Exemple, dans son traité Della pictura, Alberti (1404-1472) avait remarqué empiriquement que la perspective transforme un système de droites parallèles en un système de droites concourantes. Girard Desargues, dans le Brouillon project d’une atteinte aux événements des rencontres du cône avec un plan, sus-mentionné, formalise certains aspects de la perspective : la perspective est une projection centrale faite d’un point O, le point de vue, sur un plan P, le plan de projection donné, qui à tout point M de l’espace fait correspondre un point M’, intersection de la droite OM avec le plan P. Le point de départ de Desargues, pour les coniques, est le cercle. Il imagine de transférer les propriétés du cercle au cône en interprétant le cône comme une projection du cercle à partir du sommet du cône sur le plan coupant. Il suffit de donner les propriétés du cercle et de les étendre. Il forme donc une théorie générale des coniques. Afin de compléter la correspondance entre le système des droites parallèles et le système des droites concourantes, Desargues introduit un point nouveau : « le point de l’infini ». Si x est le point de l’infini, alors il appartient à chacune des droites des deux systèmes. Il est le point de concours des droites parallèles, le point par lequel il affirme qu’il y a une identité en perspective entre les droites parallèles et les droites concourantes. Mais ce point est rejeté à l’infini.
-Affirmer comme le fait Desargues que les droites concourantes et les droites parallèles sont identiques dans la géométrie projective est une thèse incompatible avec la géométrie plane. En ce sens, la méthode mathématique a introduit un conflit au cœur de la raison et une rupture dans l’histoire.


c) S’il y a un si grand décalage entre l’histoire des mathématiques et la raison mathématique et un conflit possible au sein de la raison mathématique, le mathématicien observant l’histoire des mathématiques ne perdra-t-il pas confiance en la valeur de sa discipline ?

-L’histoire des mathématiques semble montrer que l’accumulation des obstacles serait plutôt un stimulant. Les obstacles ne remettent pas en question la validité comme telle des mathématiques, ils font simplement douter de la validité des méthodes employées.
-Exemple : dans les Éléments d’Euclide, les démonstrations de l’égalité des triangles ABC et DEF (Livre I, propositions 1-4) allient à la fois des aspects formels et des aspects matériels. Euclide ou l’auteur de la démonstration fait appel au sens commun, à la possibilité de superposer un triangle sur l’autre. Cet aspect matériel n’est ni nécessaire ni suffisant pour un mathématicien contemporain. Pour débarrasser la géométrie de son aspect matériel, David Hilbert (1862-1943), dans Les Fondements de la géométrie (1899), propose d’axiomatiser la géométrie de manière formelle et irréfutable. Il met de côté toute référence à une figure ou à une quelconque expression pouvant rappeler un aspect sensible. Il se donne trois objets non définis : le plan, le point, la droite. Les axiomes (au nombre de 21) sont regroupés en catégories : l'association, l'ordre, la congruence, la continuité et les parallèles. Les trois premiers sont des concepts qui définissent des types de relation. Résultat : un triangle n’est pas une figure à trois côtés, mais trois points non alignés. Cette volonté d’axiomatisation est révolutionnaire dans les mathématiques d’alors.
-La tentative de Hilbert, alors que Les Éléments d’Euclide sont l’objet de discussion et réfutation nombreuses, montre que les erreurs ou les maladresses des mathématicien n’ébranlent aucunement leur confiance dans la validité et la pertinence de leur discipline. En un sens, l’axiomatisation de la géométrie de Hilbert n’est pas en rupture avec Euclide. Car il cherche à réorganiser les objets euclidiens et à leur donner une meilleure assiette, sans se départir de l’idée que les résultats doivent être conservés.



Transition :
l’histoire des mathématiques introduit un rapport spécifique du mathématicien avec sa discipline. Elle introduit deux changements notables. Le premier changement est d’ordre psychologique : elle le met en face des hésitations, des inachèvements de ces prédécesseurs. Elle peut conduire au doute ou à la volonté de surmonter les obstacles. Le second changement est rationnel : méthodologique, s’il concerne la réorganisation des données ; fondamental, s’il introduit de nouvelles branches. Mais, comme on l’a vu, ce qui intéresse le mathématicien dans ses travaux, ce n’est pas la genèse des propositions mathématiques ou la narration historico-épique des grandes prouesses des génies de la science, mais le recueil des démonstrations, des théorèmes. Comment le mathématicien utilise-t-il la collection des faits mathématiques ?



C) Comment le mathématicien se rapporte-t-il au catalogue des faits de sa discipline ?

a) Un mathématicien s’intéresse-t-il à tous les faits ?

-Un mathématicien ne s’intéresse pas à tous les faits, non pas simplement parce qu’il lui faudrait plus qu’une vie pour s’intéresser à toutes les propositions mathématiques, mais parce que son attention est attirée proportionnellement à la hauteur de l’enjeu.
-Exemple : au cours de la 2ème partie du 19ème siècle, l’idée qu’il était possible de fonder les mathématiques a vu le jour. Plusieurs voies se sont manifestées :
*Le psychologisme (Brentano-Husserl) : il consistait à démontrer que, dans le domaine arithmétique, les nombres peuvent être fondés sur l’acte de compter, puis à étendre cette propriété à tous les objets mathématiques.
*L’intuitionnisme (Brouwer) : appuyé sur Kant et Schopenhauer, il consistait à démontrer que les mathématiques ne sont pas un langage et un système hypothético-déductif, mais une expérience d’un type de vérité par un sujet.
*Le formalisme (Pasch, Hilbert et Peano) : il consiste a) à formaliser totalement les mathématiques en un système hypothético-déductif où les propositions mathématiques sont interprétées comme des relations ou des chaînes de signes ; b) à déterminer les axiomes prouvés et en nombre réduit sur lesquels reposent l’ensemble de l’édifice.
Les axiomes de Peano pour l’arithmétique :
1. L'élément appelé zéro et noté « 0 », est un entier naturel.
2. Tout entier naturel n a un unique successeur, noté s(n) ou Sn.
3. Aucun entier naturel n'a 0 pour successeur.
4. Deux entiers naturels ayant même successeur sont égaux.
5. Si un ensemble d'entiers naturels contient 0 et contient le successeur de chacun de ses éléments, alors cet ensemble est égal à l’ensemble des entiers naturels (Z).
*Le logicisme de Frege, Russell et Whitehead : il consiste à démontrer que toutes les propositions mathématiques peuvent être dérivées des principes de la logique formelle.
-Cette énumération est évidemment incomplète et ne saurait prendre en compte les variantes de ces branches. Elle a seulement pour but de montrer qu’institutionnellement et historiquement, cet épisode se caractérise par une convergence soudaine d’une partie très importante de la communauté des mathématiciens. Plusieurs causes ont pu présider à cette convergence : a) psychologique : l’espoir d’accéder à une science indubitable où l’erreur n’a pas sa place ; b) sociologique : le défi entraîne le désir d’être compétiteur et, surtout, vainqueur. L’histoire fournit un thème sur lequel il peut exercer son goût de l’invention, de l’élégance scientifique, de la parcimonie ou de la simplicité. Ainsi, plus l’enjeu est grand, plus le mathématicien peut recourir à des procédures inédites.


b) Mais tous les grands enjeux de l’histoire des mathématiques suscitent-ils l’intérêt du mathématicien ?

-Le mathématicien sélectionne parmi les grands enjeux des mathématiques en fonction de la possibilité ou de l’impossibilité de la résolution des problèmes.
-Exemple : la recherche des fondements a donné lieu à la crise des fondements des mathématiques.
*La première secousse eut lieu en 1903. Elle ébranle le logicisme de Frege. Dans une lettre à Frege de novembre 1903, Russell se demande : soit x un barbier qui rase ceux et uniquement ceux qui ne rasent pas eux-mêmes, lui-même se rase-t-il ? S’il se rase, alors il ne fait pas partie de ceux qui ne se rasent pas eux-mêmes. Sinon, il ne rase pas l’ensemble des personnes qui ne se rasent pas elles-mêmes. Pour Russell, le barbier n’existe pas. Il s’agit de la formulation imagée du « paradoxe de Russell » qui peut être formulé ainsi : si x est l’ensemble de tous les ensembles qui ne s’appartiennent pas à eux-mêmes, l’ensemble de ces ensembles doit-il s’inclure lui-même ? Si oui, alors il n’appartient pas à lui-même et il faut supposer ad infinitum un autre ensemble. Sinon, alors il ne contient pas tous les ensembles. Ce sont deux contradictions. Or, elles sont tirées des Fondements de l’arithmétique (1884) de Frege. Russell essaiera de résoudre ce paradoxe par la théorie des types. Mais le logicisme est profondément ébranlé.
*Seconde et dernière secousse : « Sur les propositions formellement indécidables des Principia mathematica et des systèmes apparentés », Kurt Gödel, 1931. Le mémoire de Gödel consiste à démontrer l’impossibilité de démontrer certaines propositions dans un système donné. La démonstration aboutit à plusieurs théorèmes :
1) Les théorèmes 1-6 ont la conclusion suivante : « Par conséquent, dans tout système formel qui remplit les conditions 1 et 2 et qui w-consistant, il existe des propositions indécidables de la forme (x)F(x), où F est une propriété des nombres naturels récursivement définie… » (Ernest Nagel, James R. Newman, Kurt Gödel et Jean-Yves Girard, Le Théorème de Gödel, Seuil, Paris, 1989, pages 131-132).
2) Les théorèmes 7-11 ont la conclusion suivante : soit T une théorie consistante ; la consistance de T, qui peut s’exprimer en T, n’est pas démontrable dans T.
C’est une attaque directe envers les tentatives de fonder les mathématiques : le logicisme, le formalisme et les deux variantes du subjectivisme. Ce mémoire met en cause la possibilité de démontrer la consistance des axiomes dans des systèmes hypothético-déductifs. Autrement dit, toute tentative de fonder les mathématiques génèrera des paradoxes, des contradictions…
-Il y a aujourd’hui des tentatives de fonder les mathématiques, notamment le néologicisme (Crispin Wright), qui affirme qu’on peut aboutir à des démonstrations consistantes si l’on écarte le principe de compréhension non restreint (« il existe un ensemble B tel que ses membres sont ceux dont les propriétés satisfont le prédicat P ») qui a généré le paradoxe de Russell. Mais c’est un mouvement philosophique, ce n’est pas l’œuvre de mathématiciens. Les mathématiciens ont quitté ce champ, ont approfondi, précisé certains aspects (Jean-Yves Girard, Alan Turing…) de la démonstration de Gödel, mais ils ne l’ont pas remise en question. Autrement dit, la tentative de fonder les mathématiques, si elle porte un enjeu appréciable, n’est plus un choix de travail pour les mathématiciens parce qu’elle ne génère pas un problème auquel les réponses peuvent être consistantes. Autrement dit, la recherche du mathématicien est orientée par la possibilité d’obtenir des conséquences nécessaires et logiques.



Conclusion :

Les mathématiques sont à la fois anhistoriques, au sens où le contenu des propositions est indépendant de conditions matérielles de production, et historiques, puisque les méthodes et les objets mathématiques ont changé au cours de l’histoire. Le mathématicien est à l’intersection entre l’anhistoricité et l’historicité des mathématiques. Concernant la question de déterminer les relations entre le mathématicien et l’histoire des mathématiques, il semble que le mathématicien ne se rapportera que sous certaines formes et conditions à celle-ci. La condition principale est la suivante : le mathématicien présuppose toujours la rationalité dans l’œuvre de son prédécesseur. Ainsi, le mathématicien s’intéresse peu à la dimension narrative ou génétique des faits mathématiques répertoriés par l’histoire. La forme du rapport du mathématicien à l’histoire des mathématiques est en grande partie sélective : le mathématicien ne se rapporte pas à l’ensemble des faits mathématiques, mais à ceux qui peuvent générer des problèmes dont les solutions sont consistantes. Par conséquent, rien ne l’empêche de naviguer d’une période à une autre de l’histoire des mathématiques pour trouver une formulation complète d’un théorème. Cela implique que le rapport du mathématicien à l’histoire des mathématiques n’est pas mythologique, mais essentiellement pragmatique. Le mathématicien, dans sa pratique des mathématiques, ne cherche pas à faire le roman des grands faits de sa discipline, mais à répondre à des problèmes, à vérifier des conjectures et des hypothèses ou à établir des théorèmes précis. L’utilité vis-à-vis du but est le critère déterminant du choix du rapport à l’histoire de sa discipline.




BIBLIOGRAPHIE :
Dahan-Dalmedico et Peiffer, Une Histoire des mathématiques, Seuil, Paris, 1986 (2ème édition).
Euclide, Les Éléments, vol 1, ed Vitrac, PUF, Paris, 1990.
Fermat, Varia Opera Mathematica, Berlin, 1861.
Frege, Écrits logiques et philosophiques, Seuil, Paris, 1971.
Frege, Fondements de l’arithmétique, Seuil, Paris, 1969.
Girard Desargues, Brouillon project d’une atteinte aux événements des rencontres du cône avec un plan, 1639.
Hilbert, Les Fondements de la géométrie, ed Rossier, Dunod, 1971.
Kant, Critique de la faculté de Juger, ed Renaut, GF, Paris, 1995.
Lobatchevski, Pangéométrie, 1856.
Nagel, Newman, Gödel, Girard, Le Théorème de Gödel, Seuil, Paris, 1989.
Singh, Le Dernier Théorème de Fermat, Hachette, Paris, 1999.
Wiles, « Modular elliptic curve and Fermat’s last theorem », in Annals of Mathematic, 141 (3), 1995, pp 443-551.









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